CHAPITRE 11
Saint-Gall, Suisse
Ben Hartman avait passé les deux derniers jours à voyager. Il avait quitté New York pour Paris. Paris pour Strasbourg. À Strasbourg, il avait pris une correspondance pour Mulhouse, près des frontières allemande et suisse. Puis il avait loué une voiture pour gagner l’aéroport régional de Bâle-Mulhouse, tout près de Bâle.
Au lieu de passer directement en Suisse, il loua un petit avion dans l’intention de se rendre d’abord au Liechtenstein. Ni l’agence de location ni le pilote ne parurent s’en étonner. Pourquoi un type ayant l’air d’un homme d’affaires international chercherait-il à gagner le duché du Liechtenstein, l’un des centres mondiaux du blanchiment, et ce d’une manière indétectable et irrégulière, en évitant les frontières officielles ? Dans leur métier, le code de conduite était clair : pas de questions.
Il était presque 1 heure du matin quand il arriva au Liechtenstein. Il passa la nuit dans une petite pension aux environs de Vaduz, et le matin se remit en quête d’un pilote qui acceptât de lui faire passer la frontière suisse de telle façon que son nom n’apparaisse sur aucun manifeste ou liste de passagers.
Au Liechtenstein, sa livrée d’homme d’affaires – costume croisé Kiton, cravate Hermès et chemise Charvet – était un vernis protecteur, rien de plus. Le duché faisait une nette distinction entre initiés et outsiders, entre ceux qui avaient quelque chose d’intéressant à offrir et ceux qui n’avaient rien, entre les possédants et les autres. L’esprit de chapelle prévalant dans ce pays faisait que les étrangers souhaitant acquérir la citoyenneté devaient être acceptés à la fois par le Parlement et le prince.
Ben Hartman savait comment se comporter dans ce genre d’endroits. Autrefois, ces situations le mettaient mal à l’aise ; son allure de golden boy le brûlait comme la marque de Caïn. À présent, elle lui conférait un avantage tactique. Vingt kilomètres au sud de Vaduz se trouvait une piste d’atterrissage que les hommes d’affaires voyageant en jet privé et hélicoptère utilisaient parfois. Il s’entretint avec un vieux type bourru appartenant à l’équipe de maintenance de la piste et lui exposa ses exigences dans des termes à la fois vagues et dépourvus d’ambiguïté. L’homme n’était guère bavard ; il observa Ben de la tête aux pieds puis griffonna un numéro de téléphone au dos d’un formulaire. Ben le gratifia d’un généreux pourboire et pourtant, lorsqu’il appela le numéro en question, l’homme qui lui répondit s’excusa d’une voix pâteuse en lui disant qu’il avait déjà un boulot prévu pour ce jour-là. En revanche, un de ses amis, Gaspar… Un autre appel. Ce ne fut que dans l’après-midi qu’il finit par rencontrer Gaspar, un homme dyspeptique ni jeune ni vieux, qui comprit aussitôt à qui il avait affaire et lui annonça un prix exorbitant. En réalité, ce pilote gagnait fort bien sa vie en transportant des hommes d’affaires de l’autre côté de la frontière sans laisser de trace sur les ordinateurs. Il arrivait que certains gros bonnets de la drogue, des potentats africains ou des chefs d’entreprise moyen-orientaux aient besoin d’effectuer des opérations bancaires dans les deux pays sans que les autorités en soient informées. Le pilote, qui semblait arborer un perpétuel sourire sarcastique, supposa que Ben recherchait le même type de service. Une demi-heure plus tard, ayant appris qu’un orage sévissait au-dessus de Saint-Gall, Gaspar voulut annuler le vol, mais quelques centaines de dollars supplémentaires le firent changer d’avis.
Quand le léger bimoteur s’élança à travers les turbulences, au-dessus des cimes des Alpes orientales, le pilote taciturne devint presque volubile.
« Là d’où je viens il y a un dicton. Es ist besser, reich zu leben, als reich zu sterben. » Il gloussa. « Mieux vaut vivre riche que mourir riche…
– Contentez-vous de voler », répliqua Ben d’un ton maussade.
Il se demandait s’il n’avait pas pris trop de précautions mais la vérité c’est qu’il n’avait aucune idée du rayon d’action des gens qui avaient assassiné son frère, ou qui avaient engagé Jimmy Cavanaugh. Et il n’avait pas l’intention de leur faciliter la tâche.
À Saint-Gall, Ben était monté dans la camionnette d’un fermier livrant des légumes aux marchés et aux restaurants. Le fermier n’en croyait pas ses yeux ; Ben lui expliqua que sa voiture était tombée en panne en rase campagne. Plus tard, il loua une voiture et roula jusqu’à un village perdu nommé Mettlenberg. Le vol avait été mouvementé mais le voyage en voiture ne le fut pas moins. La pluie tombait à seaux, voilant le pare-brise de son véhicule de location. Les essuie-glaces fonctionnaient rapidement mais en vain, la pluie était trop forte. C’était la fin de l’après-midi et il faisait déjà sombre. Ben y voyait à peine à quelques mètres devant lui. Fort heureusement, la circulation sur cette petite route de campagne était intense dans les deux sens et les véhicules avançaient lentement.
Il se trouvait dans une région reculée et guère peuplée, située au nord de la Suisse, dans le canton de Saint-Gall, non loin du lac de Constance. De temps en temps, quand la pluie se calmait un peu, il pouvait entrevoir de grandes fermes de chaque côté de la route. Des troupeaux de vaches, de moutons, des acres de terre cultivée. Il y avait de vastes bâtiments archaïques servant d’étables, de granges, d’habitations, le tout surmonté de larges toits en pente. Sous les avant-toits s’entassaient des rondins de bois, empilés avec une précision géométrique.
Tout en conduisant, il se sentait traversé d’émotions diverses allant de la peur à l’infinie tristesse en passant par une colère proche de la fureur. Il arriva bientôt près d’un ensemble de bâtiments qui constituaient sans doute le village de Mettlenberg. La pluie s’était transformée en crachin. Ben aperçut les ruines d’un ancien village médiéval fortifié. Il y avait aussi un vieux grenier à blé et une église du début du xvr siècle dédiée à sainte Marie, des maisons de pierre, pittoresques et bien conservées avec des façades en bois décoré, des pignons et des toits rouges en pente. C’était à peine un village.
Peter lui avait dit que Liesl, son amie, avait postulé pour un emploi dans un petit hôpital du coin. Il avait vérifié ; il n’existait qu’un seul hôpital à des kilomètres à la ronde : le Regionalspital Sankt Gallen Nord.
Peu après le « centre-ville », se dressait un édifice en briques rouges relativement moderne, construit à l’économie dans les années 60, pour autant que Ben puisse en juger. L’hôpital régional. Il tomba sur une station-service Migros où il put garer sa voiture et passer un appel à partir de la cabine téléphonique.
Quand la standardiste de l’hôpital décrocha, Ben dit en anglais, en prenant bien soin de détacher ses mots : « J’ai besoin de parler au pédiatre. Mon enfant est malade. » Il eût été inutile d’employer son allemand de touriste, puisque, de toute façon, il n’aurait pu déguiser son accent américain. En plus, les standardistes suisses étaient censées connaître l’anglais.
Peter avait dit que l’hôpital avait engagé Liesl parce qu’ils « avaient besoin d’un pédiatre », comme s’ils n’en avaient pas d’autres. Peut-être en avaient-ils embauché plusieurs depuis, mais c’était peu probable, pas dans un établissement aussi petit.
« Je vais vous mettre en relation avec la, euh, la Notfallstation, monsieur. Les urgences…
– Non, l’interrompit Ben. Pas les urgences. J’ai besoin de parler directement à un pédiatre. Y en a-t-il plusieurs dans votre équipe médicale ?
– Rien qu’un seul, monsieur, mais le docteur n’est pas là actuellement. »
Un seul ! Ben exultait ; l’aurait-il trouvée ?
« Oui, une femme nommée Liesl quelque chose, non ?
– Non, monsieur. À ma connaissance, il n’y a aucune Liesl parmi le personnel. La pédiatre est le Dr Margarethe Hubli, mais comme je vous l’ai dit, elle n’est pas à l’hôpital en ce moment. Je vais vous mettre en relation…
– J’ai dû me tromper. C’est le nom qu’on m’a donné. Y avait-il chez-vous un médecin prénommé Liesl, une personne qui vous aurait quittés récemment ?
– Pas que je sache, monsieur. »
Raté.
Lui vint une idée. Il se pouvait que le Dr Hubli connaisse Liesl, sache qui elle était, où elle était partie. Il s’agissait certainement de l’hôpital qui avait embauché Liesl.
« Y a-t-il un numéro où je puisse joindre le Dr Hubli ?
– Je crains de ne pas pouvoir vous communiquer son numéro personnel, monsieur, mais si vous conduisez votre enfant à l’hôpital…
– -Pouvez-vous l’appeler pour moi ?
– Oui, monsieur, je peux le faire.
– Merci. » Il donna le numéro de la cabine et un faux nom.
Au bout de cinq minutes, le téléphone sonna.
« Mr. Peters ? prononça en anglais une voix de femme.
– Merci de me rappeler, docteur. Je suis américain et je séjourne ici avec des amis. Je souhaite contacter un médecin qui, à ma connaissance, appartenait au personnel de l’hôpital régional. Je me demandais si vous la connaîtriez… une femme du nom de Liesl ? »
Il y eut un silence… un silence trop long.
« Je ne connais aucune Liesl », dit la pédiatre.
Mentait-elle pour protéger Liesl ? Ou était-ce son imagination ?
« En êtes-vous sûre ? insista Ben. On m’a dit qu’il y avait ici une pédiatre prénommée Liesl. Je dois la joindre de toute urgence. Une affaire de famille.
– Quel genre d’"affaire de famille" ? »
Bingo. Elle protégeait certainement Liesl.
« Cela concerne son… son frère, Peter.
– Son… frère ? » La pédiatre parut décontenancée.
« Dites-lui que je m’appelle Ben. »
Un autre ange passa.
« Où êtes-vous ? » demanda la femme.
*
Vingt minutes à peine s’écoulèrent avant qu’une petite Renault rouge s’arrête devant la station-service.
Une femme menue, enveloppée d’une grande pèlerine de pluie vert kaki, portant un jean et des bottes maculées de boue, en sortit avec hésitation avant de claquer la portière. Quand elle l’eut repéré, elle s’approcha de lui. C’était une vraie beauté, remarqua Ben. Bizarrement, il ne s’attendait pas à cela. Sous la capuche de la pèlerine, brillaient ses cheveux bruns et courts. Mais son visage était crispé, ses traits tirés : elle semblait terrifiée.
« Merci de vous être déplacée, dit-il. Apparemment, vous connaissez Liesl. Je suis le frère jumeau de son mari. »
Elle le dévisagea longuement.
« Grands dieux ! dit-elle dans un souffle, vous êtes son portrait craché. C’est, c’est comme si je voyais un fantôme. » Son visage figé comme un masque s’effondra soudain.
« Mon Dieu, fit-elle dans un hoquet avant d’éclater en sanglots, il était si prudent ! Tant… d’années… »
Ben considéra le médecin, désorienté.
« Il n’est pas rentré ce soir-là », poursuivit-elle. Elle parlait rapidement, sous l’effet de la panique. « Je suis restée éveillée jusque tard dans la nuit. J’étais inquiète, affolée. » Elle couvrit son visage de ses deux mains. « Ensuite Dieter est venu me dire ce qui s’était passé…
– Liesl, prononça Ben dans un souffle.
– Oh, mon Dieu ! gémit-elle. C’était un homme si… si gentil. Je l’aimais tant. »
Ben la serra dans ses bras, l’étreignit pour la consoler et sentit que de ses yeux aussi des larmes se mettaient à couler.
Asunciôn, Paraguay
Anna fut arrêtée à la douane par un fonctionnaire paraguayen au visage joufflu, portant une chemise bleue à manches courtes et une cravate. À en juger d’après ses cheveux et son teint, il devait s’agir d’un métis, mi-espagnol mi-indien, comme la plupart des habitants de ce pays.
Il la détailla de la tête aux pieds, puis tapota son bagage à main, pour lui faire comprendre qu’il souhaitait voir ce qu’il contenait. Il lui posa quelques questions dans un anglais mâtiné d’un fort accent puis, d’un air de regret, lui fît signe de passer.
Elle avait une drôle d’impression. Comme si elle se trouvait dans la peau d’une criminelle préparant un mauvais coup. Les règles fédérales exigeaient qu’un agent en déplacement se présente à l’ambassade locale, mais elle n’avait pas l’intention de le faire. Le risque de fuite était trop important. Si cette violation du protocole causait des problèmes, elle s’en occuperait par la suite.
Elle avisa une cabine dans le hall bondé de l’aéroport. Il lui fallut une ou deux minutes pour comprendre comment se servir de sa carte téléphonique.
Un message d’Arliss Dupree, lui demandant de lui faire savoir quand elle comptait regagner l’unité OSI. Et un autre du sergent Arsenault de la RCMP. Les résultats des analyses toxicologiques étaient arrivés. Il ne parlait pas des conclusions.
Quand elle réussit à joindre les quartiers généraux de la RCMP à Ottawa, on la mit en attente pendant cinq bonnes minutes pendant qu’on allait chercher Ron Arsenault.
« Comment ça va pour vous, Anna ? »
Elle devina au ton de sa voix.
« Rien, n’est-ce pas ?
– Je suis désolé. » Mais il ne le paraissait pas. « Je me dis que vous avez peut-être perdu votre temps chez-nous.
– Je ne le pense pas. » Elle tenta de dissimuler sa déception. « La marque d’injection est significative. Ça vous ennuie si je discute avec le toxicologue ? »
Il hésita un instant.
« Je ne vois pas pourquoi ça m’ennuierait, mais ça n’y changera rien.
– J’aimerais juste en avoir le cœur net.
– Eh bien, pourquoi pas ? » Arsenault lui donna un numéro à Halifax.
Dans l’aéroport régnait un incroyable brouhaha rendant l’écoute difficile.
Le toxicologue s’appelait Denis Weese. Sa voix était aiguë, cassée, sans âge – il aurait aussi bien pu avoir la soixantaine que vingt ans.
« Nous avons fait tous les tests que vous demandiez », dit-il sur la défensive.
Elle tenta de l’imaginer : petit et chauve, décida-t-elle.
« Je vous en suis reconnaissante.
– Ils sont extrêmement coûteux, vous le savez.
– C’est nous qui payons. Mais permettez-moi de vous poser une question : existe-t-il des substances, des toxines qui traversent la barrière sang-cerveau et ne repassent pas dans l’autre sens ? » Arthur Hammond, son expert en poisons, lui avait suggéré ce scénario.
« Je suppose que oui.
– Et qu’on ne trouve que dans le fluide spinal ?
– Je n’en mettrais pas ma main à couper, mais c’est possible. » On le sentait réticent : ses théories ne lui plaisaient pas.
Elle attendit, et quand elle comprit qu’il ne renchérirait pas, elle posa la question qui tombait sous le sens : « Et le prélèvement spinal ?
– Pas possible.
– Pourquoi cela ?
– Pour deux bonnes raisons. Il est impossible d’effectuer un prélèvement spinal sur un cadavre. Il n’y a pas de pression. Ça ne sortira pas. L’autre raison, c’est que le corps n’est plus là.
– Enterré ? » Elle se mordit la lèvre inférieure. Merde.
« La cérémonie se déroule cet après-midi, je crois. On a ramené le corps au funérarium. L’enterrement est prévu pour demain matin.
– Mais vous pourriez vous rendre sur place, n’est-ce pas ?
– Théoriquement oui, mais pourquoi le ferais-je ?
– L’œil – le fluide oculaire – n’est-il pas semblable au fluide spinal ?
– Ouais.
– Cela vous pouvez le prélever, non ? »
Un blanc.
« Mais vous ne l’avez pas ordonné.
– Je viens de le faire », dit-elle.
Mettlenberg, Saint-Gall, Suisse
Liesl s’était tue. Les larmes qui avaient roulé sur ses joues, mouillant sa veste en denim, commençaient à sécher.
Bien sûr, c’était elle. Comment avait-il pu en douter ?
Ils étaient assis à l’avant de sa voiture. Sur le terre-plein d’asphalte de la station-service, ils étaient bien trop voyants, dit-elle après avoir repris ses esprits. Ben se souvint du jour où il était monté dans la camionnette de Peter.
Elle regarda devant elle, à travers le pare-brise. Le silence était parfois entrecoupé par le vrombissement d’une voiture qui passait dans les parages ou le klaxon guttural d’un camion.
Enfin elle se décida à parler.
« Nous ne sommes pas en sécurité ici.
– J’ai pris mes précautions.
– Si on vous voit avec moi…
– Vous direz que je suis votre mari, Peter…
– Mais si les gens qui l’ont tué, qui le savent mort, ont réussi à me filer jusqu’ici…
– S’ils vous avaient filée, vous ne seriez pas là, dit Ben. Vous seriez morte. »
Elle garda le silence pendant un moment. Puis : « Comment êtes-vous arrivé ici ? »
Il lui raconta les avions privés, les voitures, les voies détournées qu’il avait empruntées pour parvenir jusqu’à elle. Il savait que sa prudence la rassurait. Elle hocha la tête d’un air approbateur.
« J’imagine que les précautions de ce genre sont devenues une seconde nature pour vous et Peter, dit-il. Peter m’a confié que c’était vous qui aviez organisé sa fausse disparition. Brillant !
– Pas tant que cela, répliqua-t-elle, sarcastique. Puisqu’ils l’ont retrouvé.
– Non. C’est ma faute. Je n’aurais jamais dû venir en Suisse, c’est moi qui les ai fait sortir du bois.
– Mais comment auriez-vous pu savoir ? Vous ignoriez que Peter était vivant ! » Elle se tourna et le regarda en face.
Sa peau était pâle, presque translucide, ses cheveux châtains avaient des reflets d’or. Elle était fine et ses petits seins, à la forme parfaite, pointaient sous son chemisier blanc. Une femme incroyablement belle.
Pas étonnant que Peter ait décidé de tout abandonner pour vivre avec elle. Ben ressentait une forte attirance pour elle, mais il savait qu’il ne passerait jamais à l’acte.
« Vous ne portez pas votre vrai nom, dit-il.
– Évidemment. Tous mes amis ici me connaissent sous un autre nom. J’ai demandé à m’appeler Margarethe Hubli, comme l’une de mes grand-tantes. Pour les gens, Peter était juste mon petit ami, un écrivain canadien que j’aidais. Ils ne le connaissaient que sous son nom d’emprunt, lui aussi… »
Sa voix mourut peu à peu puis elle se tut de nouveau et se remit à fixer le vide.
« Il avait conservé certains contacts, malgré tout. Des personnes en qui il avait confiance. Il les appelait son "système d’alarme". Et puis, voilà quelques jours, il a reçu un appel l’informant de la tuerie sur la Bahnhofstrasse… Il a compris ce qui s’était passé. Je l’ai supplié de ne rien tenter, mais en vain. Il y tenait ! Il prétendait ne pas avoir le choix. » Son visage avait pris une expression de dédain, sa voix n’était plus qu’un gémissement. Le cœur de Ben se serra.
Elle poursuivit d’une petite voix étranglée.
« Il fallait qu’il vous protège. Vous persuade de quitter le pays. Il fallait qu’il vous sauve la vie même si cela impliquait de mettre la sienne en péril. Oh, mon Dieu, je l’ai prévenu du danger. Je l’ai supplié, je l’ai imploré. »
Ben lui prit la main.
« Je suis désolé. » Que pouvait-il dire ? Que le fait que Peter soit mort à sa place l’emplissait d’une angoisse indicible ? Qu’il aurait souhaité qu’il en fût autrement ? Qu’il aimait Peter depuis bien plus longtemps qu’elle ?
Elle poursuivit d’une voix douce :
« Je ne peux même pas réclamer son corps, n’est-ce pas ?
– Non. Ni vous ni moi ne le pouvons. »
Elle avala sa salive.
« Peter vous aimait beaucoup, vous savez. »
Paroles terribles à entendre. Son visage se crispa.
« Nous nous sommes beaucoup opposés. Ça me rappelle cette loi physique selon laquelle chaque action entraîne une réaction inverse de même intensité.
– Vous n’aviez pas seulement l’air semblable, vous étiez semblables.
– Pas vraiment.
– Seul un jumeau peut dire cela.
– Vous ne me connaissez pas. Nos caractères, nos sensibilités étaient radicalement différents.
– – Deux flocons de neige sont différents. Mais ce sont quand même deux flocons de neige. »
Ben acquiesça d’un sourire.
« Je ne suis pas sûr que la métaphore des flocons de neige s’adapte à notre cas. Nous étions toujours à nous chamailler. »
Quelque chose dans ces paroles la fit craquer de nouveau. Elle se remit à pleurer, sa douleur brisait le cœur.
« Oh, mon Dieu, pourquoi a-t-il fallu qu’ils le tuent ? Pour quelle raison ? Dans quel but ? Il n’aurait jamais parlé, il n’était pas idiot. »
Ben attendit qu’elle se calme.
« Peter m’a dit qu’il avait trouvé un document, une liste de noms. Vingt-trois noms d’hommes d’État et de chevaliers d’industrie. "Des compagnies qui ne te sont pas inconnues", disait-il. Selon lui, il s’agissait d’un document d’enregistrement, établissant les statuts d’une organisation basée en Suisse.
– Oui.
– Vous avez vu ce document.
– Je l’ai vu.
– Vous a-t-il paru authentique ?
– Je ne suis pas spécialiste mais je crois que oui. Toutes les annotations, même les caractères dactylographiés, ressemblaient à ce qu’on voit sur les documents des années 40.
– Où est-il à présent ? »
Elle fit la moue.
« Juste avant que nous quittions définitivement Zurich, il a ouvert un compte en banque. Il disait que c’était surtout pour bénéficier du coffre que la banque lui louerait par la même occasion. Il voulait y déposer des papiers. Je n’en suis pas certaine, mais je suppose qu’il a dû le cacher là.
– Pourrait-il l’avoir conservé chez-vous, dans votre cabane ?
– Non, répliqua-t-elle précipitamment, il n’y a rien de caché là-bas. »
Ben nota sa curieuse réaction. « À-t-il laissé une clé de ce coffre ?
– Non.
– Si le compte était à son nom, les malfaiteurs ont très bien pu apprendre son existence ?
– – Voilà pourquoi il ne l’a pas ouvert sous son nom. Mais sous celui d’un avocat.
– Vous rappelez-vous qui ?
– Évidemment. C’est mon cousin, le Dr Matthias Deschner. En fait, c’est mon petit-cousin. Un parent éloigné, assez éloigné pour que personne ne fasse le lien entre lui et nous – et moi. Mais c’est un brave homme, quelqu’un de confiance. Son bureau est à Zurich, sur Saint-Annagasse.
– Vous lui faites confiance.
– Totalement. Après tout, je l’ai mis au courant de ce que nous vivions et il ne nous a jamais trahis ; il en serait incapable.
– Si aujourd’hui des gens, des gens ayant de l’influence, du pouvoir et des contacts bien placés, sont si impatients de récupérer ce document, c’est qu’il doit être extrêmement important. » Dans l’esprit de Ben, une image s’imposa : celle du corps de Peter, recroquevillé sur lui-même, dégoulinant de sang. Sa poitrine se serrait si fort qu’il ne pouvait plus respirer. Il pensa : Peter s’est dressé sur leur route et ils l’ont tué.
« Ils doivent craindre que leurs noms ne soient divulgués, suggéra-t-elle.
– Mais après toutes ces années, en reste-t-il un seul en vie ?
– Il faut penser aux héritiers. Les hommes puissants peuvent avoir de puissants successeurs.
– Et d’autres moins. Il doit bien y avoir un maillon faible quelque part. » Ben s’interrompit. « C’est dingue. L’idée qu’on puisse s’intéresser à une société créée voilà un demi-siècle – ça me paraît insensé ! »
Liesl se mit à rire, amèrement, sans gaieté.
« Comment faire la distinction entre le sensé et l’insensé. C’est tellement relatif. Votre vie si bien ordonnée vous paraît-elle sensée aujourd’hui ? »
Pour lui, tout avait basculé en une seule semaine. Avant, il passait ses journées au service « développement » de Hartman Capital Management, à cultiver ses vieux habitués et à démarcher les futurs clients, usant de son charme comme d’un atout majeur. Ce monde n’était plus le sien ; en grandissant, il avait cru à tant de choses qui maintenant s’écroulaient comme des châteaux de cartes. Une succession de mensonges qui, mis bout à bout, formaient une gigantesque imposture. Il n’y comprenait plus rien. Cavanaugh était chargé de te tuer, avait dit Peter. La Corporation – ce groupement appelé Sigma – semblait posséder des antennes partout. Était-ce la raison pour laquelle sa mère avait tant insisté pour qu’il réintègre l’affaire familiale après la mort de Peter ? Pensait-elle qu’il y serait plus en sécurité, protégé des dangers, des menaces, des vérités qu’il commençait à entrevoir ?
« Peter a-t-il appris quelque chose de plus sur la Corporation Sigma ? Savait-il si elle existe encore ? »
Elle repoussa ses cheveux d’un geste nerveux, ses bracelets tintèrent.
« Nous n’avons pas appris grand-chose de concret. Il reste tellement d’hypothèses non vérifiées. Nous pensons – pensions – que certaines sociétés et fortunes privées tiennent à effacer la trace de leurs origines. Elles sont impitoyables, ces sociétés, tout comme les hommes qui les ont fondées. Des hommes qui se fichent des règles morales comme d’une guigne. Dès qu’ils ont su que Peter possédait un papier susceptible de révéler leur implication dans Sigma, ou celle de leurs pères – et peut-être de dévoiler les accords complexes qu’ils avaient passés pendant la guerre – dès qu’ils ont su cela, ils n’ont pas hésité à le tuer. Comme ils n’hésiteront pas à vous tuer, ni moi. Ils se débarrasseront de tous ceux qui risquent de les démasquer ou de les arrêter, ou qui simplement en savent trop sur leur compte. Mais Peter en était arrivé à la conclusion que cet accord industriel servait un objectif plus vaste. Une sorte de… manipulation des événements mondiaux. – Mais quand Peter et moi avons discuté, il m’a dit qu’à son avis certains des anciens membres du conseil d’administration cherchaient seulement à protéger leur patrimoine.
– S’il en avait eu le temps, il vous en aurait appris un peu plus sur ses théories.
– À-t-il jamais parlé de notre père ? »
Elle grimaça.
« Il disait juste que c’était un hypocrite et un menteur de classe internationale, qu’il n’avait rien d’un rescapé de l’Holocauste. Qu’en réalité il faisait partie de la SS. » Elle ajouta d’un ton caustique : « À part ça, bien sûr, il l’aimait beaucoup. »
Il se demanda si cette ironie ne cachait pas un fond de vérité.
« Écoutez, Liesl, j’ai besoin que vous me disiez comment entrer en contact avec votre cousin, l’avocat. Deschner…
– Matthias Deschner. Mais pour quoi faire ?
– Vous savez pourquoi. Pour récupérer le document.
– J’ai dit pour quoi faire ? » Elle semblait amère. « Pour vous faire tuer vous aussi ?
– Non, Liesl. Je n’ai pas l’intention de me faire tuer.
– Alors vous devez savoir à quoi peut bien servir ce document. Moi ça m’échappe.
– Vous avez peut-être raison. Mais je veux démasquer les tueurs. »
Il s’attendait à une réaction de colère, aussi fut-il surpris de l’entendre répondre d’un ton posé :
« Vous voulez venger sa mort.
– Oui. »
Des larmes jaillirent de ses yeux. Sa bouche se tordit, les commissures de ses lèvres s’abaissèrent, comme si elle s’efforçait de réprimer les sanglots qui lui nouaient la gorge.
« Oui, dit-elle. Si vous faisiez cela – en restant prudent – aussi prudent que lorsque vous êtes venu ici – rien ne pourrait me rendre plus heureuse. Démasquez-les, Ben. Faites-leur payer. » Elle se pinça le nez entre le pouce et l’index.
« À présent, je dois rentrer. Je vous dis au revoir. »
Elle semblait avoir retrouvé une certaine sérénité, mais Ben percevait la peur qu’elle essayait de cacher. C’était une femme forte, une personne remarquable, un vrai roc. Je le ferai pour moi et pour vous, pensa-t-il.
« Au revoir, Liesl, fit Ben en l’embrassant sur la joue.
– Au revoir, Ben », dit Liesl en descendant de la voiture. Elle le regarda longuement.
« Oui, faites-leur payer. »